Salomé et la notion de karma
Extrait du vol. 1 de mon livre sur « Les Mythes du Féminin » (Eds du Levain, auto édition 2009)
Chaque 29 août le calendrier liturgique rappelle à notre mémoire le martyre de St Jean Baptiste dont la mise à mort est advenue à l’issue d’un banquet où aurait dansé la jeune Salomé (vers 29 apr. J.-C.)
Cette jeune « scandaleuse », figure parmi les 22 héroïnes choisies dans mon ouvrage pour illustrer les grands archétypes féminins, fondateurs de notre société occidentale. Salomé est le mythe n°9. Il est mis en correspondance avec la lame 9 du Tarot de Marseille. L’Ermite ou l’Hermite représente le temps nécessaire pour comprendre en profondeur, éclairer ce qui est passé ou caché, en tout cas est en rapport avec des éléments du passé qu’il convient d’examiner et de solder. C’est bien le cas de Salomé, qui a lentement compris les conséquences de sa danse entraînant la décapitation de Jean-Baptiste. Voici quelques extraits de son histoire :
Salomé est une héroïne du Nouveau Testament, princesse juive, fille d’Hérodiade et belle-fille du tétrarque Hérode Antipas, régnant sur la Galilée et la Pérée. Les évangiles et la Légende Dorée de Jacques de Voragine au XIIIe siècle font de Salomé une adolescente sensuelle, une amoureuse passionnée qui s’affronte au prophète Jean, l’annonciateur du christianisme et de la conscience solaire. Les faits principaux se passent dans la forteresse de Machéronte « fort noir », citadelle dominant la mer Morte où Jean vient d’être fait prisonnier sur ordre du roi Hérode. « Celui-ci avait lui-même donné l’ordre de saisir Jean le Baptiste et de le mettre aux fers, en prison, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, qu’il avait épousée. Car Jean disait à Hérode : – Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère -. » Aussi, Hérodiade lui en gardait rancune et voulait le faire mourir, sans y parvenir. Car Hérode craignait Jean, le connaissant comme un homme juste et saint. Il le protégeait et l’écoutait volontiers, malgré l’embarras où cela le mettait bien souvent. Mais l’occasion favorable se présenta lorsque Hérode, pour son jour de naissance, offrit un festin à ses dignitaires, à ses officiers et aux principales personnalités de Galilée. La fille d’Hérodiade entra et dansa, et elle plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille : « Demande-moi ce que tu voudras et je te le donnerai. » Il alla jusqu’à lui faire des serments : « Quoi que tu me demandes, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. » (Mc VI, 17-23).
Parmi les nombreux mythes brodant autour de la danse de Salomé, Oscar Wilde se distingue – dans sa pièce théâtrale de 1892 en particulier – en racontant que Salomé aurait dansé « la danse des sept voiles » pour plaire à son beau-père et que, tournoyant au rythme déchaîné des tambourins, elle se serait abandonnée corps et âme à sa danse. À chaque cercle qu’elle faisait sur elle-même, elle ôtait lentement un voile, jusqu’à finir complètement nue. Hérode fut subjugué… « Étant sortie, elle dit à sa mère : « Que dois-je demander ? » Celle-ci répondit : « La tête de Jean le Baptiste. » (Mc V, 24-25). Salomé réclama à Hérode la tête de Jean le Baptiste. La requête de Salomé fit regretter au roi le serment qu’il avait fait devant les convives, mais il n’osa pas lui opposer un refus. Ainsi, dans l’incapacité de consommer sa passion pour sa belle-fille « Il donna aussitôt l’ordre à un garde d’aller et d’apporter la tête de Jean. Le garde alla, décapita Jean dans la prison, et apporta la tête sur un plat. Il la donna à la jeune fille et la jeune fille l’apporta à sa mère. » (Mc VI, 27-28).
En réalité, la danse de Salomé fut autant une condamnation à mort qu’un rituel de magie noire. L’image forte du déshabillage était courante dans les pratiques anciennes. Souvent reprise dans la littérature initiatique, par exemple dans les Ennéades (1, 6-7) de Plotin à propos des mystères sacrés. Il y parle de ceux qui se dépouillent de leurs vêtements à mesure qu’ils montent d’un degré, et finissent par avancer nus. Le rituel du déshabillage s’accompagnait d’un sacrifice humain, souvent un homme à qui on tranchait la tête. Au travers de la tête sanglante qui semblait lui parler, la prêtresse, dans un état second, faisait ses oracles et ses prédictions. Elle faisait chanter la tête, la faisait se lamenter, répondre à des questions et la berçait tendrement jusqu’à ce qu’elle consente à entrer finalement dans un sanctuaire oraculaire où elle donnait des conseils sur tous les événements importants. Le sang fertilisait la terre et la tête, enterrée dans un endroit stratégique, avait un pouvoir protecteur pour la cité. Ainsi par exemple, selon Ambroise (Lettre VII, 2), la tête d’Adam fut enterrée à Golgotha pour protéger Jérusalem contre ce qui pouvait venir du nord.
Salomé et l’antique rituel sacrificiel de la tête
Au temps de Jean le Baptiste, à l’aube du christianisme, un tel rituel n’était plus être en accord avec l’évolution des consciences. Il était d’ailleurs fortement réprouvé par les juifs pieux, qui ne voyaient dans ces pratiques que paganisme et impureté. Hérode, lui, resté sous l’influence de la culture et des mœurs grecques et égyptiennes décadentes, ne semblait pas s’en formaliser. Il continuait de se livrer à des orgies sanguinaires et dégénérées espérant faire renaître les anciennes facultés de prophétie et accéder à la mémoire cosmique. De fait, dans l’épisode du Nouveau Testament, nous assistons à une scène hautement païenne : à travers sa danse, la jeune Salomé se livre à l’antique rituel sacrificiel de la tête. Le crâne de Jean, porteur des mystères du devenir et de ceux du Christ en particulier, intéressait Hérodiade au plus haut point. Elle avait fait demander que sa tête lui soit présentée sur un plateau d’argent. Ce plateau qui évoque le disque lunaire, tel un miroir, devait lui refléter les images cachées dans le sang du prophète et la faire accéder aux mystères du destin du monde. Hérodiade tentait de s’approprier le don de prophétie de Jean, le précurseur du christianisme. Elle n’obtint finalement que son crâne mort et muet… Elle fit cependant apporter la tête du prophète à Jérusalem pour l’enterrer avec soin auprès de la maison d’Hérode, afin qu’elle protège leur demeure. Mais Hérode ne fut pas protégé. Il tomba en disgrâce auprès de l’empereur romain Caligula. Accusé de complot, il fut exilé à Lugdunum (Lyon) en Gaule. Hérodiade accompagna son époux dans l’exil bien qu’elle n’y fût nullement obligée. La légende dit qu’ils finirent leur vie dans la misère.
Hérodiade aurait été la réincarnation de la redoutable Jézabel, ennemie du prophète Elie (dont Jean-Baptiste était la réincarnation) en lutte contre le culte de Baal (Rois, 16-21) et se serait réincarnée par la suite en tant que Kundry. L’histoire de Kundry se trouve dans le roman de Parzifal (vers 1200/1210) de Wolfram von Eschenbach. Elle y est décrite comme étant une magicienne travaillant pour les forces obscures qui sera finalement rédemptée par la force de l’amour.
Compréhension et karma de Salomé
Quant à Salomé, selon l’historien du peuple juif Flavius Josèphe, elle aurait épousé en premières noces son oncle Philippe de trente ans son aîné. Laissée veuve et sans enfant, elle se serait remariée en l’an 54, sous Néron, à Aristobule, roi de la Petite Arménie, et aurait reçu de Vespasien le royaume de Calchis. Elle aurait conçu trois garçons de ce second mariage. Selon un texte apocryphe, la Lettre d’Hérode à Pilate, Salomé mourut en passant sur un lac glacé : la glace se brisa et elle tomba jusqu’au cou dans l’eau. La glace se reforma autour de son cou, laissant apparaître sa tête comme posée sur un plateau d’argent. La tradition transmise par Nicéphore dit qu’elle serait morte au cours d’un voyage en Gaule, prise par les glaces du Rhône, qui lui tranchèrent la tête. Nous ne savons rien de ses autres incarnations.
Les fins de vie prêtées à Salomé ont un caractère dramatique. Les auteurs des textes apocryphes ont imaginé la mort la jeune fille en conformité avec ce qu’elle avait elle-même perpétré contre Jean Baptiste, invitant le lecteur à se souvenir de l’existence d’une justice universelle ou d’un karma selon les Orientaux. Il y a, dans ces récits biographiques, une volonté de démontrer qu’on finit toujours par récolter ce qu’on a semé. Même la peinture a donné une interprétation de l’acte de Salomé contre Jean Baptiste allant dans ce sens. C’est un tableau de Gustave Moreau. Il montre Salomé dansant, ayant face à elle une apparition de la tête tranchée de Jean. En regardant cette œuvre, on ressent que la vision de Salomé est une expression de ce qui se déroule dans son âme. La jeune fille est intérieurement assaillie par l’image de son acte passé. Elle semble reculer face à cette tête sanglante. On peut imaginer, qu’à la longue, elle finira par comprendre qu’elle a mal agi, éprouvera du remords et de la honte. La honte n’est pas qu’une mauvaise émotion. C’est essentiellement un début de conscience morale orientant l’être humain vers une action tenant compte de l’autre, donc plus morale…